C’est une histoire incroyable qui démarre le vendredi 7 juin 1895 au port du Légué, à Saint-Brieuc. Il est 17h quand le dundee anglais Whynot sort du port, avec à son bord un équipage, trois matelots, commandé par le Capitaine Wilkinson, et vingt-et-un passagers, des hommes en majorité, mais aussi quelques femmes et quatre enfants.
Peu de vent, le Whynot se traîne en direction des îles anglo-normandes où il doit débarquer un chargement de paille et de foin. Le samedi vers 15h, le navire, qui a parcouru sept miles depuis le matin, se trouve encalminé aux abords du phare du Grand Léjon. Le courant est faible, le vent de noroît léger et la mer belle, mais Jersey est encore loin.
Jean Burlot, de Plaintel, aperçoit soudain une épaisse fumée qui sort de la cale arrière. Au feu! Au feu! Panique à bord. Quelques passagers réagissent en jetant par-dessus bord les ballots de fourrage en flammes et en arrosant la cargaison à l’aide de trois seaux. L’équipage, capitaine en tête, semble peu concerné par l’incendie ; pourtant le feu gagne en intensité.
Avec une arrière-pensée, le capitaine demande à l’un des matelots de lâcher l’un des seaux à la mer en catimini ; puis il fait mettre le canot à l’eau soi-disant pour récupérer le seau…. L’ordre juste exécuté, capitaine et matelots sautent à bord du canot, non sans avoir subtilisé un pain de six livres à un passager. Ils vont déborder le petit esquif lorsque Jean Trémel, de Ploeuc, se doutant de la perfidie de l’équipage, y grimpe sans y avoir été invité. A force de rame, les déserteurs s’éloignent en criant aux passagers restés à bord du bateau en feu : « nous allons chercher du secours ».
Les passagers angoissés sur le dundee à la dérive réagissent grâce au sang-froid de Jean Burlot qui, s’improvisant capitaine, donne ordres et conseils. On reprend l’arrosage des ballots en flammes à l’aide des deux seaux restants. La nuit est complète et la fumée intense. Yves-Marie Trémel s’installe comme vigie et indique à Jean Burlot la direction à suivre pour gagner la terre. Le vent porte à la terre et tout à coup un cri retentit : « un phare! » C’est le Cap Fréhel. Est-ce enfin le salut?…
Un dundee (l’Ulysse) dans le port d’Erquy
Le Whynot dérive toujours, puis s’arrête brusquement… Il fait nuit noire : les passagers ignorent qu’ils sont échoués à proximité d’une grève d’Erquy. Ils appellent au secours et, surprise, on leur répond. Un bateau de pêche est bientôt là, qui évacue rapidement les naufragés ; les pêcheurs, avertis, avaient certainement laissé des guetteurs et repéré le dundee en feu.
Le capitaine, débarqué à Erquy avec ses matelots et Jean Trémel, n’avait nullement songé aux naufragés… Au contraire il avait même tenté de décourager d’éventuels sauveteurs, affirmant que tout devait être fini : le Whynot avait dû disparaître corps et biens. Quant à Turmel, on s’explique mal son mutisme puisqu’il avait avec lui à bord famille et amis : il déclara avoir eu peur des Anglais… Quoi qu’il en soit, ils avaient tous embarqué sur la Couronne, en partance pour le Légué. Lorsque, à son arrivée, la nouvelle du naufrage s’était répandue, le vapeur l’Hirondelle était parti immédiatement pour le Grand Léjon espérant retrouver des rescapés : en vain, et pour cause.
Le vapeur l’Hirondelle dans le port d’Erquy
Le capitaine Wilkinson ne fut pas inquiété par la justice française. Mais l’opinion britannique ne s’y trompa pas : la presse le désavoua, s’empressant de préciser qu’il n’était que d’origine anglaise et un anglais résidant à Dinan fit remettre une somme de cinquante francs chacun des deux marins improvisés Jean Burlot et Yves-Marie Trémel; ils furent en outre tous deux médaillés.
Claude Spindler