L’examen conjoint du recensement de 1841 et des archives notariales des années 1864-1897 permet d’entrevoir la réalité professionnelle des quelque deux mille habitants d’Erquy et de leurs « métiers » au 19ème siècle.
Sur les 1089 femmes recensées en 1841, quatre cents sont présentées comme des ménagères – ce qui n’empêche pas les femmes d’agriculteurs de contribuer aussi activement à l’exploitation. Cent cinquante autres femmes apparaissent avec des dénominations variées : filandières, blanchisseuses, lingères, repasseuses, et autres couturières – autant de métiers qui s’exercent le plus fréquemment à domicile et non en entreprise. On trouve encore au moins cinquante servantes – peut-être davantage, certaines se cachant probablement sous l’appellation unisexe de « domestiques » ; deux fermières, deux cuisinières, une institutrice et une sage-femme. Mais le compte n’y est pas : sans doute faut-il voir dans les absentes de ce décompte (40% environ) les filles, enfants et adolescentes, et les femmes âgées – qu’on ne nommaient pas encore des retraitées; à l’inverse, 20% seulement du nombre total des hommes ne sont pas identifiés: peut-être cela tient-il à ce que les jeunes garçons ne tardaient pas à entrer dans un métier (et s’y voyaient donc comptabilisés).
Une lavandière
Les hommes, au nombre de 979, offrent une palette plus étendue de métiers. Ceux de la mer et ceux de la terre occupent à eux seuls une bonne moitié de la population masculine d’Erquy. Les premiers qui se répartissent en terre-neuvas, capitaines, marins embarqués au long cours et pêcheurs sont proportionnellement beaucoup plus présents qu’aujourd’hui ; les seconds (près de deux cent cinquante) qui comprennent les laboureurs (propriétaires), cultivateurs (métayers) et journaliers, rappellent le morcellement de la propriété agricole au 19ème siècle comparée à celle de nos jours.
l’équipage du Saint-Michel à la manoeuvre
scène de battage
Dans le « secteur tertiaire », le commerce est représenté par cinq cabaretiers, sept poissonniers et un marchand au profil indéfini – peut-être tient-il l’ébauche d’un bazar ou d’une épicerie. La fonction publique, avec son maire, son percepteur, ses dix douaniers ( ! ), ses divers préposés, ses deux instituteurs, se taille la part du lion – loin devant les métiers de la santé – un médecin, un officier de santé, qui, joints à la sage-femme déjà mentionnée, ne dépassent guère en nombre les gens d’église – le recteur et ses deux vicaires.
L’artisanat est bien représenté sous les formes les plus diverses qui, pour beaucoup, témoignent de l’importance alors de ce que nous nommons « microentreprises » et « circuit court » : un bourrelier, quatre charpentiers, deux charrons, dix couvreurs (dont cinq « en paille »), quatorze cordonniers, quatorze forgerons, un horloger, quarante maçons, dix-huit menuisiers, neuf meuniers, sept tailleurs, seize tisserands… La présence enfin de trois carriers montre que l’exploitation industrielle des veines de grès roses du Cap n’a pas encore commencé.
Un absent de taille parmi les artisans-commerçants est à signaler : le boulanger. Il faut souvenir ici que la confection du pain a longtemps été une activité domestique – dont s’acquittaient les femmes : pétrissage manuel, pénible et fastidieux, suivi jusqu’en 1789 de la cuisson au four banal, moyennant les droits dus au seigneur ; ces derniers une fois supprimés par la Révolution, chacun put édifier un fournil contre son pignon (Erquy possède encore quelques exemples) mais les ménagères n’étaient pas pour autant libérées de la corvée du pétrissage ; et il faut attendre 1863 pour que l’Etat, assouplissant des règlements très contraignants, permette la création de boulangerie dans les bourgades.
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La consultation des archives notariales – légèrement postérieures au recensement que nous venons d’examiner – donne un angle de vue différent : certes plus partielles (seuls figurent les clients de l’étude), elles nous permettent pourtant de compléter notre perception des métiers.
Nous retrouvons certains métiers déjà rencontrés plus haut : une (ancienne) institutrice, Marie-Louise Hercouët, demeurant à La Banche ; des laboureurs, François Houzé et Auguste Michel ; un maçon, Zacharie Renault, des Hôpitaux ; des charpentiers, Joseph Clément, de la Chaussée, ou Louis Renault, du Doublet ; des aubergistes – les plus nombreux, comme Marie Allain, Jean-Marie Buchon, Constant Chatellier. Mais surgissent également quelques métiers nouveaux : un maréchal-ferrant (était-ce jusque-là le forgeron qui en tenait lieu ?), un peintre-vitrier, Hilarion Choine, un chaisier (fabricant de chaise) et même un coquetier (collecteur et revendeur d’œufs), Yves-Marie Aleu, de Langourian. Le commerce quant à lui s’élabore lentement : un boulanger, Pierre Rault, et deux bouchers, Joseph Lucas et Pierre Hillion ont ouvert boutique et Anne-Marie Guérin est présentée comme charcutière et « maîtresse d’hôtel » – indice que les touristes commencent à arriver.
Cette double fonction exercée par Anne-Marie Guérin n’a rien qui doive surprendre : beaucoup, comme elle, exercent en effet non pas un mais deux métiers pour compléter leurs revenus. Loin de n’être que laboureurs, François Houzé, du Moulin au Moine, et Auguste Michel, , du Verger, sont aussi respectivement meunier et couvreur ; les agriculteurs Désiré Jason et Joseph Lefort sont aussi cordonniers ; à ses moments perdus, Joseph Jasson est charpentier, Jean-Baptiste Barbedienne maréchal-ferrant, Jean-Marie Carré et Joseph Coupé tisserands ; Constant Chantoisel peut à l’occasion faire le bourrelier, et Joseph Bertin le voiturier – concurrençant en cela Alexandre Garnier – lequel, parallèlement, tient lui-même une auberge. Mais les marins également, après avoir posé leur sac à terre au retour de Terre-Neuve ou d’Islande, revêtent volontiers un autre costume – particulièrement le tablier d’aubergiste (rôle dans lequel les remplace leur épouse quand ils sont à la mer) : c’est le cas de Jean-Marie Décemat, de la Chaussée, de François Bouguet et de Marie-Ange Cabaret, au bourg ; mais ils peuvent être aussi carriers ou laboureurs, comme Henri Jéhan ou Joseph Forêt.
Les carriers d’Erquy, par Y. Jean-Haffen
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Ainsi la lecture du recensement et des archives notariales nous offre-t-elle une image de la sociologie réginéenne bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Certains traits frappent d’emblée : la faible part des commerces ou du secteur de la santé ; une école embryonnaire ; l’absence de toute banque, de toute agence immobilière et d’une façon générale de toute « entreprise » ; l’écrasante proportion des gens de mer et des paysans ; la nécessité, souvent, de compléter ses revenus par l’exercice d’une autre profession. Autant de caractéristiques qui donnent à voir une petite société, restée largement autarcique et quelque peu rudimentaire, que le progrès n’avait encore versée ni dans la consommation à outrance ni dans la mondialisation.
Claude Spindler et Bernard Besnier.
Note sur les illustrations: elles sont sensiblement postérieures à la période concernée par cet article (une trentaine d’années pour les photographies N. et B. dues à Ernest Besnier, davantage pour la gouache d’Y. Jean-Haffen); mais elles nous ont semblé pourtant pouvoir figurer ici, les conditions matérielles d’existence de la population d’Erquy n’ayant guère évolué dans l’intervalle.
Bonjour , ne pas oublier : les échanges commerciaux se font également les jours de marché et par les foires …
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