Le Tu-ès-Roc de mon enfance

(source : Le Cap Magazine n°42 d’avril 2012)

 

   Le Tu-ès-Roc de mon enfance était un village de pêcheurs, un quartier d’Erquy où retentissaient des cris et des rires d’enfants jouant dans la rue dès la belle saison, familles ancrées là-haut depuis des générations. On surnommait ses habitants les « sabots râpés ». Peut-être les usaient-ils à force de remonter du port jusqu’à ce village perché sur les hauteurs, si bien exposé, qu’on l’appelait aussi « Petite Algérie » ?

     Dans ce « village », on comptait deux cafés-épiceries : chez M. et Mme Pellois et chez Mme Kremer ; plus un café : chez Henriette Gour. Le « bout du village », après la pompe, comportait aussi une boulangerie tenue par la famille Dubreuil. Les femmes et les enfants  allaient fréquemment chez Mme Kremer pour y acheter un kilo de sucre, une boîte d’allumettes ou un carambar … Les hommes venaient, le soir, y « boire une bolée », discuter de leur pêche passée ou future, jouer aux cartes à « la luette » ou à « la vache », avant de rentrer prendre le repas familial.

   Les rues du village évoquent encore aujourd’hui les métiers de ces hommes du passé, marins-pêcheurs ou carriers pour la plupart : la rue des Grès roses, la rue des Cap Horniers, la rue des Terre-Neuvas, autrefois surnommée la rue des « coques de moules » car on y bouchait généreusement les « nids de poules » avec les coquilles de moules des repas familiaux.

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   Les femmes menaient une vie souvent rude : il fallait élever les enfants, compléter les maigres revenus du mari en allant, elles aussi, aux moules, à la pêche à pied pour manger ou pour vendre. Certaines faisaient du porte à porte pour vendre leur pêche. D’autres femmes pêchaient des moulessur les rochers de Lourtuais, remontaient par la falaise leur « pouchée » de moules sur leur dos et l’emmenaient dans la brouette jusqu’au port. Là, elles séparaient les « blétrons » et nettoyaient les coquillages pour mieux les vendre. Je me souviens, petite fille habitant le port à l’époque, avoir été fascinée par ces femmes travaillant autour de leur tas de moules qui me paraissait gigantesque !

    Ma grand-mère paternelle faisait partie de ces femmes et mères de pêcheurs. Elle cheminait, dans un camion « citron » (de marque Citroën), qu’elle menait du côté de La Bouillie, Ruca, Matignon et revendait le poisson que ses fils étaient allés pêcher.

    La vie était rude pour ces grandes familles de cinq, six, voire sept enfants ; les fils devenaient pêcheurs eux-mêmes très tôt, dès l’âge de quatorze ans, après le certificat d’études ; les filles épousaient souvent des pêcheurs et le cycle recommençait …

    La découverte des bans de praires puis de coquilles Saint-Jacques dans les années 1950 et 1960 a profondément modifié le métier et grandement amélioré le sort des pêcheurs actuels.

    Aujourd’hui, Tu-ès-Roc est un village qui se transforme doucement. Les commerces ont tous disparu depuis longtemps, les maisons sont souvent fermées dix mois de l’année ou plus et les pêcheurs ont déserté ce quartier typique pour d’autres lieux d’Erquy plus accessibles et propices à leur activité. Nos anciens disparaissent les uns après les autres : Mme Bertin, 92 ans, décédée en décembre dernier (2011), fille et femme de pêcheur, Mme Rault, la doyenne de près de 104 ans, décédée en janvier 2012, Mme Bouguet, 96 ans, décédée en mars. Pourtant, quelques descendants de ces familles de pêcheurs, dont je fais partie, s’accrochent encore à ce Roc et à leurs souvenirs et ont la chance d’avoir pu conserver la maison familiale et d’y vivre toute l’année.

 

Contributeur : Maryvonne Chalvet

 

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