Texte de Florian Le Roy dans la revue illustrée Bretagne:
Au haut de la sente à pic, un cavalier surgit, précédant l’étrange cavalcade. A cru, ou sur des couvertures vertes, ou sur des selles qui datent de l’Empire, ça chevauche à la queue-leu-leu, le gros conseiller municipal, le pâtourd, et le gars qui, la casquette de travers, sera du prochain tirage. Et derrière chaque jument, avec sa caboche de sale gosse et ses singeries, batifole un poulain.
Ce sera lui qui hennira fièrement en atteignant la crête, comme s’il savait que cette journée est dédiée à sa gloire et que la foire de Montbran est la fête des poulains.
La crinière mignardement tressée sur le front, des rubans aux œillères, on les aligne, mère et enfant, dans la rabine qui sert de foirail. Câlinement, le laiteron pose son menton sur l’échine maternelle, où il se remet goulûment à téter, et les maquignons passent, avec leur air de ne pas y voir. Des maquignons normands aux chairs insolentes comme leurs souliers jaunes, ou des maquignons en sabots de Landivichau, avec leurs faces de prêtres narquois. Appuyés sur le bâton à dragonne de cuir, et bien que le défilé n’en finisse pas de sourdre de la brume, ils font le gros bec : « N’y a rien du tout comme poulains … »
En regardant les cavaliers arriver en colonne par un et se courber, au haut de la côte, sous le noyer énorme dont les branches forment une charpente de poutres tordues, on se demande pourtant si l’allée à la longue perspective sera assez large pour contenir tout ce stud-book : les demi-sang, les percherons, les corlays, les bidets, les bais, les alezans, les mourettes et les bichettes. Dans une prairie proche, les chevaux pie des romanichels flairent machinalement l’herbe que leur queue balaie, parias qui doivent se tenir en marge des races.
Et, par-dessus les haies, dans un crachin opaque et odorant déjà comme la pomme qui s’échauffe en tas, des champs entiers se remplissent de chars à bancs.
La bête dételée, dans les brancards, avance ses grandes babines pour happer des pompons rouges à la botte de trèfle. Tout le monde mange, debout, les mains loin du corps. L’âcreté des fritures se mêle à la fumée des ajoncs qui flambent dans les braseros des boutiques enguirlandées de brasses de saucisse rose, et la chantepleure grince continuellement aux tonnes équilibrées sur des charrettes.
Mais, entre les hennissements des juments et des poulains qu’on fait courir à la remorque les uns des autres, on perçoit un tapage de volailles effarouchées.
Dans la procession équestre, sont intercalés des troupeaux d’oies que touchent des femmes déhanchées. Pour escalader une bosse de terrain, les jars, qui mènent le train, une plume en travers des narines, étendent funambulesquement leurs ailes et balancent leur lourd croupion. Contre les murettes que débordent des dahlias, les pauvres oies, détrempées par la bruine, vont s’amonceler en tas gris et blancs, d’où sortent des cous qui se dégonflent avec les mêmes plaintes bouffonnes que les musiquettes des garçailles.
Les oies de la Montbran. Leurs hordes cacardantes encombraient jadis les routes entre Saint-Alban et Matignon, et les mauvais jars, qui feulent comme des matous, attaquaient les passants.
Les pirotons d’avril sont engraissés pour la Noël, et les apprécis se font toujours à la Saint-Alban, le premier dimanche de septembre, et à la Montbran, le 14 septembre. Quatre-vingt-dix francs le couple, cette année.
- Vous ne dédoublez pas ?
- S’il m’en restait une après ?
Il n’y a plus beaucoup de ces petites vieilles en petit châle, le ventre bombant sous la devantière et la tête amenuisée par la capote qui leur donnait un profil d’homme d’armes, mais la Montbran, avec ses poulains qui chambranlent sur leurs pattes trop grêles et ses oies plus commères que celles du Capitole, reste encore l’immense rendez-vous où vingt paroisses se refondent dans l’observance d’immémoriales coutumes :
- «Ça va par Erquy ? … Rien de neuf à Saint-Potan ? … » Ces « grands jours » de la ruralité qui marquaient le temps et qui faisaient terme. On ne disait pas : « Nous vous paierons à la Saint-Michel », mais « à la Montbran ». Le 14 septembre, le jour de la Sainte-Croix.
On voit la croix rouge sur les manteaux blancs de ces Templiers, dont la gaillarde célébrité hante encore les mémoires paysannes, et ils tinrent, en effet, une commanderie à Montbran. Un tesson de tour, enfoui dans le lierre et les ronces, fixe l’emplacement du château autour duquel ils fondèrent cette foire qui durait dix jours, dans une cohue de négoces et d’amusements.
Le village de Montbran, simple écart de la commune de Pléboulle, s’appelle toujours la ville de Montbran, et c’est une véritable cité volante qui s’y installe, chaque année, dans ces beaux jours de l’arrière-saison qu’on qualifie, en Penthièvre, de « chaleurs de la Montbran ».
Jadis, la Babylone foraine recevait une telle affluence que des patrouilles, jusque à la fin du siècle dernier, durent assurer l’ordre dans ses rues aux vocables officiels : rue de Paris, rue de Lamballe, rue de Saint-Brieuc, rue de Castiglione. Si, en leur temps, les Moines Rouges, ces gendarmes de la chrétienté, s’entendaient pour maintenir le calme, au XVème siècle, les hobereaux bambocheurs n’avaient pas pris de gants pour s’embrocher et rosser les benoîts vassaux de l’abbaye de Saint-Jacut.
Aujourd’hui, c’est une espèce de foire du Trône, gluante de confiserie, scintillante de bimbeloterie, groignante de limonaires, qui, par delà les toits du bourg que le lichen éclabousse d’un jaune de violiers, échelonne interminablement ses toiles multicolores. La foule nage dans la poussière, entre les auberges aux profondeurs de nefs et les étals où l’on vend des cimmériaux de Trémereuc.
Le soleil s’est levé, à l’heure de midi, révélant une contrée à la mesure de cet essor de vaste fraternité. Le tertre de Montbran sert de pivot à d’énormes horizons qui, en tournoyant, décochent dans tous les sens des clochers.
Mais demain, quand le duvet d’oie, décollé de l’herbe mouillée, se sera envolé, dans les courants d’air des vallées, avec les fils à la Vierge, et les dernières bourres des chardons ?
Pour un an, ces fermes, allongées sous leurs ormes, à la cornière des champs verticaux, reprendront leurs ruminations solitaires, avec la ruine jetée au rebut des vieilles histoires.
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Jeanine C. se souvient de cette époque :
Pour toute la région la foire de la Montbran était incontournable.
Dès le matin mes parents, Louise et Joseph, y partaient à vélo avec la pouche (sac de jute) et une corde attachées avec un tendeur sur le porte-bagages ; le but était d’acheter une ‘nourriture’ (porcelet sevré); moi, le voisin Francisque m’emmenait dans sa voiture à cheval où il avait mis du foin sous les sièges pour le repas de la bête (jument) et un panier en liette contenant des bouteilles de cidre (bien bouchées avec une paille autour du bouchon), un tranchoué (motte) de beurre (nous mangions du beurre avec tout – cholestérol jamais entendu parlé !) en prévision du pique-nique dans la rabine aux poulains. Les galettes saucisses, la morue dorée dans l’huile, les échaudés, les premiers raisins de l’année nous les achetions à la foire.
J’étais fière de dépasser, sur la route, les cyclistes qui peinaient à monter les côtes, les familles entières qui allaient à pied, Erquy – Montbran, douze kilomètres.
En arrivant à la foire, Louise et Joseph choisissaient leur ‘nourriture’, et le réservaient auprès du fermier. Après le casse-croûte et un café chez Charlot, Joseph prenait sa pouche et mettait son porcelet à l’intérieur en faisant bien attention que c’était bien celui qu’il avait choisi d’où l’expression « ne pas acheter Pouère en Pouche » (marchandise emballée). Il nouait la corde en haut et en bas du sac et hop, le cochon se trouvait en bandoulière sur le dos de Joseph qui reprenait son vélo pour rentrer à la maison. Le cochon gigotait, le vélo zigzaguait, heureusement que la circulation en début d’après-midi n’était pas intense. Tandis qu’avec ma mère je choisissais ma blouse pour la rentrée et quelques fournitures ; une année, j’ai eu une trousse plus chic que le plumier, avec une décalcomanie de « BICOT » mon héros, malheureusement elle s’est vite désagrégée.
Le lendemain, c’était surtout la fête foraine qui avait du succès, toute la jeunesse des environs étaient là. Les balançoires virevoltaient, surtout si le prétendant était derrière sa promise.
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Un autre texte, hélas anonyme, vient également illustrer cet évènement annuel :
Chaque année, au début de septembre a lieu dans ce petit coin perdu dans ses bois et ses hauteurs, à quelques lieues de chez nous, la plus grande foire du pays et de l’année.
Pour chacun, de chaque maison et de chaque ferme, depuis le patron jusqu’au petit ‘pâtour’, ce serait un grand déplaisir de ne pouvoir y aller. Ceux qui sont de grand-messe ou qui travaillent la semaine au bureau ou en chantier, y vont le dimanche ; les autres, les ‘gardiens’, les vendeurs ou acheteurs de poulains, y vont le lendemain pour la vraie foire.
Pour nous, ma sœur , mes petites compagnes et moi, c’était un jour plein de joies et de merveilles, un peu comme un Noël. Nous en parlions de longs jours à l’avance. C’était aussi la dernière fête de l’été et le dernier jour de vacances. Pendant ces deux mois de congés, combien de fois, pour se faire obéir, maman ne disait-elle pas : « vous n’êtes pas sages, vous ne faites pas vos devoirs, eh bien, vous n’irez pas à la Montbran ! » … tout cela conférait à ce jour un certain prestige et c’était une grande punition de rester à la maison …
En nous éveillant ce jour-là, une crainte nous venait : « quel temps fait-il ? ». Il fallait un ciel bien noir et bien menaçant pour nous faire rester.
Papa attelait la jument à la voiture anglaise lavée la veille. Maman, tôt levée, l’ouvrage vite fait, préparait la ‘mallette’ et nous mettait de petites robes fraîches. En attendant le départ, nous sautions et courrions, aussi impatientes et énervées que Romaine, la jument attachée au noyer qui dégrattait la cour de son pied. Papa nous installait sur le siège de derrière, calées entre une botte de foin et un panier de cidre, puis il montait devant à côté de maman, prenait les brides et hop ! Trotte Romaine.
Que c’était bon d’être ainsi emportée vers les joies inconnues et les promesses de ce jour ! Nous faisions de grands gestes et adieu à Louise, qui restait pour garder, la plaignant beaucoup à cet instant, mais l’oubliant au premier tournant du chemin … Tout le long de la route, nous trouvions des gens endimanchés se rendant à la foire, en vélo, en auto, en camion ou en voiture à cheval comme nous.
Des uns aux autres toujours les mêmes paroles : « Vous allez à Montbran ? », « mais oui, il va être temps ! », ce peu de diversité nous faisait rire … La route pourtant était longue, et bientôt, lasse de mon immobilité, je changeais de position, tantôt à genoux, tantôt assise à l’envers, jusqu’à ce que papa, agacé, ne me remette en place par un reproche plutôt sec ! Que faire ? Grand Dieu ! Je les abrutissais de questions incohérentes et ils me faisaient bientôt taire.
Romaine trottait bien et nous dépassions souvent d’autres voitures dont les occupants nous regardaient l’air étonné. Moi, j’étais très fière de la jument, de sa robe baie, de la voiture, coquette avec ses roues jaunes … Enfin, nous apercevions, au bout d’une montée, les toits multicolores des tentes et des manèges, et le bruit assourdi de la foire nous arrivait ! Qu’elle était longue cette descente ! La dernière avant la dernière montée et le but ! Elle était rapide et rocailleuse, papa mettait la jument au pas et serraient les freins qui grinçaient en tournant la manivelle.
Que de monde descendait là … des groupes animés de jeunes filles aux rires heureux, aux yeux brillants, de jeunes gens au portefeuille rempli de leurs économies qu’ils comptaient dépenser avec les copains en tournées et avec les filles en tours de balançoires. Nous logions la voiture dans une ferme tout près du tertre où se trouvaient les manèges. Romaine dételée, une couverture sur le dos, se régalait de foin. Papa donnait quelques sous aux enfants et à la bonne de la ferme.
Nous partions en premier lieu voir les poulains, de chaque côté de l’allée bordée d’arbres, des juments étaient attachées … contre leurs flancs se pressait leur poulain craintif et dépaysé, d’autres égarés hennissaient, éperdus en relevant leurs naseaux, palpitant, et leur mère angoissée et piaffant, répondait par de longs hennissements. Papa allait d’une bête à l’autre et c’étaient d’éternelles discussions entre cultivateurs. On regardait le poulain et sa mère de face, de côté et tous n’étaient pas du même avis : « Je vous dis qu’il fera un bon poulain ! Regardez moi ce devant … et il a de l’origine ! ».
Nous descendions ensuite une petite rue de boutiques, la foule était dense, les gens montaient et descendaient, flânaient ou marchandaient quelques objets aux innombrables étalages qui s’échelonnaient des deux côtés de la route.Tout y était très cher, mais l’on achetait quand même pour ne pas repartir les mains vides de Montbran.
Mes préférences allaient vers les jouets …comme je les trouvais attrayant et tentant avec leurs rangs de poupées de toutes sortes et de toutes tailles, poupées de son, vêtues de soie ou de cretonne, poupées de caoutchouc et de celluloïd aux petites robes de laine. Vous aviez toutes, poupées de Montbran, de grands yeux tendres et de petits bras tendus pour lesquels chaque petite fille se sentait un cœur de maman. Tentants aussi, les lits, tables chaises et landaus miniatures, les ombrelles de papier, les jouets mécaniques, les ballons, les ouistitis de fil de fer, balançant leur amusant silhouette. Et pour les plus grandes les mallettes et les nécessaires de couture, les sacs à main, les bagues ou les bracelets. Tout était bien joli et enviable.
Hélas ! je devais refréner mes désirs : je n’avais droit qu’à une chose et c’était là un dilemme, choisir. Abandonner tous les autres objets pour n’en prendre qu’un seul ! Une année, j’avais choisi une ferme miniature au cheptel de bois. Une autre fois, oh-là je n’avais pas hésité longtemps, un tout petit baigneur d’environ trois centimètres couché dans un lit de bois rose ; il peut se vanter celui-là d’avoir été chéri et habillé (pour cela, d’ailleurs, il n’était pas gourmand).
Maman elle, s’arrêtait aux étalages des drapiers, soupesait et marchandait des tissus ou des vêtements … en prévision du dîner elle achetait un sou de raisin dont nous essayons, Madeleine et moi, de lui chiper quelques grappes rafraîchissantes …
Contributeurs : Jean-Michel Mori et Jeanine Fassier
Jolis textes .
Me souviens bien des années 55 à 60 ou ma maman er Suzanne leray(femme de Francis le coiffeur)officiaient aux galettes saucisses de chez Charlot.
Nous étions logés chez Charlot
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