(d’après Pléneuf et ses environs, Guide du Baigneur de Eugène Danycan de l’Espine)
En quittant Bienassis, je pris l’avenue d’Erquy, magnifique allée bordée de plusieurs rangs de chênes séculaires ; je passai près d’une ferme neuve, Bellevue, dépendante du château. De chaque côté de la cour les étables, granges, écuries et bâtiments d’exploitation ; je traversai le hameau de La Couture, et en moins d’une heure j’arrivais à Erquy par une route ravissante.
C’est l’ancien maire qui a doté sa commune de cette nouvelle route qui borde la mer : c’est en petit le chemin de la Corniche, si admiré de tous les favorisés de la fortune, qui vont l’hiver se réchauffer au soleil de Nice, sur les bords enchanteurs de la Méditerranée. Comme Mignon je pourrais m’écrier : ce pays où fleurit l’oranger, le pays des fruits d’or et des roses vermeilles, où la brise est si douce, l’air si embaumé du parfum de l’oranger et de la violette. Oui, c’est là que je voudrais vivre, aimer et mourir ; l’Eden devait exister dans ce lieu privilégié.
Autrefois, la route d’Erquy était très accidentée ; de nombreuses montées vous faisaient perdre un temps considérable.
La baie d’Erquy ressemble à un lac des Pyrénées, car la mer a cette teinte bleu d’azur du lac d’Oo ou de Gaube. L’illusion est complète : en voyant ces côtes arides, ces roches nues, ces carrières de grès, on se croirait dans les Pyrénées.
Erquy est la commune la plus importante du canton de Pléneuf ; sa population dépasse 2.700 habitants. L’église est sous le vocable de Saint-Pierre ; un affreux clocher en pierres du pays l’écrase ; il devait y en avoir deux, mais un seul suffit, car il est peu gracieux et élégant. Les Soeurs de cet ordre admirable de Saint-Vincent de Paul dirigent une salle d’asile et l’école communale ; bureau de poste, syndic des gens de mer, capitaine des douanes, sémaphore. Le bourg est bâti au bord de la mer, dans une vallée, un ancien marais. Erquy a un petit port qui abrite un grand nombre de bateaux pêcheurs.
Ici, au moins, les étrangers peuvent trouver du poisson. On prend beaucoup de maquereaux dans la saison : tandis qu’à Pléneuf le poisson est un mythe ; on en mangerait plus facilement à Clermont ou à Cahors, car les chemins de fer apportent partout le poisson de mer. Pendant le carême, je suis obligé de l’acheter à Lamballe ; quel avantage d’habiter au bord de la Manche ! Si vous aimez le poisson, venez à Erquy et non pas à Pléneuf.
Erquy a été autrefois une station romaine, il y a encore des traces d’un ancien établissement, et, dans les ruines, je vis des briques, des poteries romaines : c’est sans doute Rheginea. Prés du sémaphore, emplacement d’un camp retranché. Je visitai avec intérêt les belles carrières d’Erquy, d’où l’on extrait de magnifiques blocs, des poteaux de quatre et cinq mètres de longueur. Une Société expédie des pavés à Rennes, Le Mans et Paris. Dans les rues de la capitale, vous foulez le grès d’Erquy. On est parvenu à tailler et à piquer cette pierre très dure. On l’emploie pour embrasures de fenêtres dans la construction des maisons.
Tout le long de la grève d’Erquy on a bâti de jolies villas ; cette plage est bien moins belle que celle de Pléneuf. Le cimetière domine la rade ; au milieu, une chapelle gothique dans les caveaux de laquelle se trouvent les anciens propriétaires de Bienassis : elle contient un grand nombre de membres de la famille, et à côté de l’aïeule se trouve la tombe d’un enfant. La mort n’y regarde pas de si près : elle fauche les têtes à cheveux blancs comme à boucles dorées.
Il y a quelques années, dans les ruines du vieux sémaphore, une femme étonnante, appelée Fanchon Sabot, habitait dans cette masure sans toiture dont elle s’était emparée ; on ne put jamais la déloger ; elle lassa la patience du gardien du sémaphore qui finit par la laisser tranquille. Que n’est-elle encore de ce monde, je vous l’aurais présentée !
Pour arriver chez elle, il fallait passer par-dessus le mur croulant au moyen d’une échelle. La châtelaine du lieu vous faisait une belle révérence et vous recevait parfaitement : elle était grande, et malgré les années, on voyait qu’elle avait dû être fort belle. De taille élancée et de manières élégantes, cette femme nous accueillit avec beaucoup de grâce ; elle était habituée voir de nobles visiteurs dans son taudis. Elle nous raconta sa vie, très accidentée et très agitée ; on pourrait en écrire un roman en deux volumes, avec des anecdotes très piquantes. Toujours seule, elle se trouvait heureuse ; elle n’avait pas de voisins, ne craignait donc pas les cancans, les médisances et les calomnies. – Allons, Fanchon, toutes ces histoires qui circulent sur votre compte, sont-elles vraies ? – Allons, racontez-moi cela, j’écoute avec attention.
Avant de vous narrer son discours, je veux vous photographier cette créature bizarre et originale.
Elle vivait en philosophe, aimait la mer, la liberté, les fleurs. Sa coiffure se composait d’un bonnet de fourrures, orné de fleurs de la saison : ce jour-là il était garni de dahlias. Au printemps, elle mettait des violettes, l’été des roses, l’hiver du laurier-fleur. Elle aimait aussi à chanter et à danser. D’une voix sonore elle nous chanta une romance de sa composition, avec tant d’expression et de brio que j’étais tenté de danser. Voici le refrain :
C’est la maison du gouvernement,
Où l’on n’entend que de grands coups de vent.
Elle nous parla de ses bonnes fortunes de jeunesse, de ses amours, de ses malheurs ; tout cela peu édifiant, j’en conviens. Je fus même un peu désillusionné en l’entendant raconter elle-même son existence, plutôt celle d’une sorcière que d’une femme bretonne.
Elle recevait beaucoup de visites : la famille du château de Bienassis la protégeait et lui faisait beaucoup de bien ; la bonne dame lui avait donné un lit et une armoire ; elle priait bien le Bon Dieu pour elle. L’auteur si mordant et si étincelant d’esprit, Louis Veuillot, qui a écrit les Odeurs de Paris, est venu passer un été à Erquy, où il a écrit Ça et là. Fanchon le connaissait, il en parle dans son livre ; elle était très fière de cela, elle se considérait comme la célébrité du lieu. « J’ai chanté, me dit-elle, devant Monseigneur l’évêque de Saint-Brieuc, oui dà c’est bien vrai. – J’espère que c’était un cantique, ma vieille, et non une chanson de votre composition ! » Elle avait une prédilection pour le café ; nous lui en portâmes de quoi faire plusieurs tasses. – Oh ! mon bon monsieur, que vous êtes donc charitable pour la vieille Fanchon, la fée des grèves d’Erquy.
Elle avait eu des malheurs, en perdant un fils, qu’elle pleurait toujours. – Avez-vous donc été mariée, êtes vous veuve ? « Oh que nenni ! dit-elle, les hommes, je n’en voulons pas. » Je m’étais promis de revenir la voir, mais l’hiver suivant la fée disparut de la terre ; à sa place j’aurais voulu être enterré près de ma demeure : on aurait pu au moins visiter la tombe de cette femme extraordinaire.
Je descendis sur la grève, au bas du sémaphore ; je vis le cap Fréhel et les îles de Chausey dans le lointain. Je pris le courrier d’Erquy et je m’arrêtai à Pléneuf, pour me reposer. Demain, si vous le voulez bien, nous ferons le voyage du cap Fréhel ; la route est assez longue, il faudra partir de bon matin et apporter des provisions, car dans les landes de Fréhel, on ne trouve que de la bruyère.
Contributeur : Sylvie Moret